« La perfection est atteinte non pas lorsqu’il n’y a plus rien à ajouter,
mais lorsqu’il n’y a plus rien à retirer. »
Antoine de Saint-Exupéry
Il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous. Printemps 2015, avec ma compagne et mon fils aîné nous quittons Paris pour une nouvelle vie en Normandie, à Verneuil-sur-Avre dont très vite, poussés par l’appétit d’en découvrir les environs, nous sillonnons les alentours soutenus par le guide du Routard. Ainsi, un samedi, nous avons réservé une table dans un restaurant-brocante au beau milieu du Perche – à proximité dit-on du « plus vieux chêne du monde ». Une idée de touriste peut-être, mais pourquoi pas ?
Fin de matinée, il fait fraîchement beau. Le patron de l’établissement, la Maison d’Horbé, s’appelle Martin. « Un personnage » d’après le guide. Et en effet, Martin nous accueille à bras ouverts, voix forte, sous une tonnelle de vigne aux feuilles encore trop petites pour faire de l’ombre. Apéro direct. Dans la salle de bar trône une peluche colossale, un lapin rose et blanc. Arsène a 6 ans, il bave devant, jusqu’à cette phrase historique à jamais gravée dans sa mémoire : « Ah… Le lapin il s’appelle Martin le Coquin, et tu peux aussi m’appeler comme ça ! »
Notre table est prête, à une longueur de bouffadou du feu de cheminée. Pendant que le repas se prépare nous déambulons dans un dédale de pièces surchargées d’objets en tout genre – peintures, sculptures, bibelots improbables. Une vraie brocante, le Routard ne mentait pas. Et là, soudain, un fauteuil. Simple, léger, attirant, pentagonal, en toile beige et structure métal. Le plus discrètement possible je m’y installe. Pour tout de suite m’y sentir bien. Puis déboule Martin.
- – À table !
- – Dîtes, il est à vendre ce fauteuil ?
- – Ah non, mon Penta je le garde.
- – Dommage… Penta ?
- – Oui, Penta. C’est mon père qui l’a créé.
- – Votre père ? Comment s’appelle-t-il ?
- – Il s’appelait Jean-Paul Barray. Un designer, inventeur, peintre. Très prolifique dans les années 60 et 70, notamment avec son associé Kim Moltzer. Il a beaucoup peint aussi, surtout dans les années 80-90. Tenez, derrière vous c’est une toile de lui. Qui n’est pas à vendre non plus…
C’est dit. Ce qui n’empêche pas Martin de venir s’asseoir à notre table tandis que nous déjeunons, quasiment seuls clients. Le temps suspend son vol au vent et autre magret de canard au feu de bois. Timidement j’avoue être « aussi » designer. Je décris laconiquement mes projets en cours. Arsène chuchote des secrets au lapin géant. Martin nous écoute, ajoutant régulièrement des bûches dans la cheminée et du vin dans nos verres. Lumière blanche d’un été en gestation. Joie, quoi… Mais, quelque part, une sorte de frustration intime, soudaine et irrationnelle. J’aurais tellement aimé rencontrer ce Jean-Paul Barray dont Martin nous parle à nouveau. Ce « Jean-Paul » que Martin ne mentionne jamais comme étant son père. Pourquoi, je l’ignore. Quant à sa mère, elle sculptait. Magnifiquement bien, au regard des quelques œuvres qui nous entourent. Magnifiquement et discrètement. Je ne connaîtrai jamais son prénom – et avec le temps je me sens un peu coupable de n’avoir pas insisté auprès de Martin pour la connaître mieux. Bref.
Deux heures et quelques pousse-cafés crépitants plus tard, je ne suis pas redescendu. Je ne pense qu’à mettre ce fauteuil dans la voiture et partir avec. Réflexe de designer-collectionneur. Rien à faire. Cependant nous récupérons Arsène parmi les entrailles rose-poilues de son nouvel ami le lapin, très déçu de ne pas pouvoir l’emporter (à mon corps paternel défendant, 2m 3 ne rentreraient pas dans le coffre de toute façon). Addition payée, sous la tonnelle je demande à Martin son numéro de téléphone. Il me tend sa carte. Une bouffée d’espoir.
Le soir même une rapide recherche Google m’apprend que Jean-Paul Barray avait été enseignant à l’école de design l’ENSCI les ateliers, dite « Saint-Sabin », recommandé au milieu des années 80 par son ami Jean Prouvé auprès de Jack Lang, alors ministre de la Culture. Rien de moins. Sans compter que l’ENSCI représente à mes yeux une institution. J’y ai pas mal de connaissances et plusieurs amis – d’anciens élèves dont j’admire le travail et qui, pour certains, ont fait et continuent de faire la une des magazines spécialisés. J’en appelle donc illico quelques-uns, et oui, ils ont eu « Jean-Paul » comme professeur. Un de ces profs dont on garde un souvenir lumineux et reconnaissant.
Pas de hasard, des rendez-vous. C’est ça. Parce que la veille de cette rencontre avec Martin je me trouvais à 10 km de son restaurant, à Rémalard, pour développer le projet de feu mon ami Daniel Kula, créateur entre autres de pots à plantes suspendus, que j’éditais et que j’appellerai « Suspension Daniel ». Or Daniel, qui fut pour moi un mentor, qui a enseigné à l’ENSCI, était un ami proche de Jean-Paul Barray. Je l’apprends par Thierry Deferre alias « Loro Coirón », autre grand ami de Daniel, qui vit depuis des années entre la Normandie et Valparaiso (Chili), également ex-enseignant à l’ENSCI. Au téléphone, il me lance un électrochoc : « Ce serait formidable que tu puisses réhabiliter le génie de Jean-Paul… ».
Donc je résume : mes amis connaissaient, admiraient, aimaient ce « Jean-Paul » que je ne faisais que découvrir. Il ne faut pas résister aux signes. Le lundi, j’appelle Martin, sans lui parler de mon enquête. Je lui dis sans détour que j’aimerais rééditer la gamme Penta – fauteuil et table. « Ah, mais nous sommes sept enfants, ça ne pas être pas facile ». Soit. Il va faire un point et me rappelle. Je joins également la fille de Kim Moltzer, Isabelle. Je la rencontre à Paris, elle est partante. Une petite semaine plus tard, Martin m’annonce la bonne nouvelle : ses frères et sœurs sont enthousiastes. C’est parti. Isabelle Moltzer et Nicolas Barray m’ouvrent leurs archives, me mâchent le travail même, fouillent leurs cartons, classent les documents (innombrables) de leurs pères, dont les catalogues raisonnés, qu’ils scannent et m’envoient. Là, je tombe sur des projets incroyables, dont certains ne me semblent pas inconnus – comme le sentiment de tomber, fouillant dans un grenier, sur un Degas poussiéreux. Jusqu’à recevoir le brief originel (1970) de la gamme Penta : faire rentrer dans le coffre d’une 2CV quatre fauteuils et une table fabriqués par la mythique entreprise Caddie. Comme l’impression, cette fois, de partager dans sa grotte un spritz avec Platon.
Mais tout reste à faire. D’abord, avec peu d’éléments administratifs, remonter la piste juridique et négocier avec tous les ayant-droit. Ensuite plonger dans le process de fabrication à partir des croquis originaux, en décrypter la conception initiale, puis l’adapter aux techniques actuelles. Un vrai travail de création, soutenu par l’expérience et l’implication sans faille de plusieurs ingénieurs et chefs d’atelier. Beaucoup d’échecs, de sueurs froides et de jurons, pour au final trouver des solutions techniques ad hoc. Une aventure au long cours, qui paradoxalement renforçait de jour en jour notre motivation à tous, notamment les enfants de Jean-Paul et de Kim. Une équipe aux frontières de la famille.
Aujourd’hui, six ans après ma première rencontre avec ce fauteuil, je m’aperçois qu’il ressemble à ses créateurs, mais aussi à leurs enfants : enjoué, simple, intelligent, généreux, humain. Et visionnaire, puisque 50 ans plus tard le Penta nous parle encore. Utilisation d’un minimum de matière (5 kg de fil d’acier pour le fauteuil, 4 kg pour la table), une assise dont le confort incroyable est obtenu par la « simple » tension d’une toile de tissu ou de cuir, pliable et prenant très peu d’espace pour le transport ou le rangement, entièrement fabriqué en France. Bref, un produit « éco-conçu » avant l’heure. Une approche qui paraît-il n’avait pas échappé à René Dumont, premier candidat « écologiste » à une présidentielle en 1974. Entre précurseurs on se reconnaît. D’ailleurs fauteuil et table font aujourd’hui partie de la collection permanente du Centre Georges Pompidou – don de Pierre et Alice Perrigault en 1993.
Certes, je ne suis probablement pas ici complètement objectif. Comme n’importe qui raconterait une histoire primordiale à sa vie aujourd’hui. Pourtant je crois dur comme fer, pour m’y vautrer tous les jours depuis ces cinq dernières années, que ce fauteuil-là fait partie des plus confortables et des plus innovants au monde. Et si la gamme Penta, fauteuil et table, s’avère à la base un projet industriel, sa délicatesse offre un confort domestique aux antipodes d’un programme élitiste – ne serait-ce que par cette simplicité qui fait sa force. Sans oublier jamais cette qualité intemporelle, permettant 50 ans plus tard d’emprunter des originaux pour relancer sa fabrication.
Une réédition marquée par deux créateurs d’exception, par des années 60 et 70 dont Jean-Paul et Kim n’ont gardé que le meilleur, par ce modèle qui devrait rester ce qu’il est d’un « design pour tous », par une détermination contagieuse, et par l’émotion. Martin nous a quittés voici un mois. Alors à sa mémoire et en l’honneur de la famille Penta, prenons un fauteuil, un verre, une table, et vivons. Penta est fait pour ça.
Merci à Martin, je regarde les étoiles ce soir.
Merci à Nicolas et Mathilde Barray, à Isabelle Moltzer, car sans eux rien n’aurait été possible.
Merci à Valentine pour son enthousiasme et son inconditionnel soutien.
Merci à Lise, à Arsène, au Guide du Routard, à Corinne, si présente.
Merci aux amis de l’ENSCI, ils se reconnaitront.
Merci à Daniel, à Élodie et à « Loro Coirón », mes mentors pour toujours.
Merci à Philippe, source d’énergie et concepteur (notamment) du « C’était mieux maintenant ».
Enfin, merci au Centre Georges Pompidou, à Béatrice et Mica.
Jean-François Bellemère
8 avril 2021