Le luxe à portée de seconde main

Il semble loin ce jour où le prix de son recyclage intègrera celui d’un produit fini. Pour une raison simple – relevée par le prospectiviste Philippe Cahen s’appuyant sur une étude de l’OPECST : le recyclage coûte de plus en plus cher. Du coup l’économie circulaire a tendance à tourner en rond. Heureusement, le constat ne vaut pas dans tous les secteurs, dont certains tirent profit de ce nouvel engouement pour la seconde main. Enfin surtout deux secteurs, la mode et le design.

Mais dans les deux cas la seconde main reste une affaire d’impression sociale. Dans une interview à L’ADN, Eve Delacroix-Bastien (maîtresse de conférences à l’université Paris-Dauphine) affirme que cette seconde main « ne fait pas rêver » les classes populaires pour lesquelles « acheter d’occasion, c’est être assimilé à un cas soc’ ». Dans une version plus sociologique, « les personnes avec un pouvoir d’achat contraint préfèrent s’offrir du neuf et fréquenter des enseignes comme Kiabi ou Gémo ». Nous saurons bientôt si la remarque vaut aussi pour les meubles en suivant l’évolution de la dernière initiative d’Ikea, qui vient de mettre en ligne les « notices de désassemblage de ses modèles vedettes ». Deux objectifs : encourager les clients à « conserver plus longtemps leurs meubles » et « promouvoir l’économie circulaire ».

Alors doit-on en conclure que la seconde main se vit aujourd’hui comme un luxe ? On pourrait. Regardons de près l’expérience d’Ilfynn Lagarde, cofondatrice de la plateforme Youzd, qui met en revente du mobilier. « En voulant revendre le lit à barreaux de son fils et le remplacer par un lit simple, [Ilfynn] s’est rendue compte de la complexité et du temps que cela prenait sur les sites de seconde main traditionnels comme Vinted [qui n’a d’ailleurs pas la meilleure réputation, ndlr]. Découragée, elle a fini par appeler les encombrants et acheter un lit neuf estampillé made in China, [et a] donc décidé de développer une plateforme plus simple d’utilisation pour encourager les particuliers à passer à la seconde main et fluidifier l’économie circulaire. »

Et ça marche. Lancée en mai 2020, Youzd compte aujourd’hui « 40 000 visiteurs uniques mensuels et a permis la récupération de plus de 600 meubles ». Une histoire de start-up comme on les aime depuis l’invention du ruissellement. Mais « attention cependant, seconde main ne rime pas forcément avec prix cassés : le site propose aussi des objets de luxe – bureau empire à 650 euros ou fauteuil Nobilis à plus de 1000 euros – dont la valeur, même d’occasion, peut grimper ». Nous y voilà. La seconde main sert aussi à ça, à faire monter les prix. À tel point qu’une autre plateforme, Vestiaire Collective, dédiée aux « pièces de mode de luxe », créée en 2009, est devenue ce mois-ci « la dernière licorne française en date » après avoir levé 178M€ auprès, notamment, du groupe Kering.

Avec Vestiaire Collective la vente de seconde main prend ainsi des allures de salle des ventes – mais sans les enchères (pour l’instant). « Cette maison récupère en effet auprès de ses clients des pièces qu’elle évalue et authentifie avant de les mettre en vente sous le label Brand Approved. L’e-commerçant a développé un partenariat similaire avec Mulberry, mais la marque britannique va encore plus loin puisque ses artisans vont jusqu’à restaurer les modèles d’occasion laissés dans ses magasins. » En langage CEO ça donne : « Le service Brand Approved a vocation à aider les acteurs de la mode de première main à challenger leurs modèles économiques linéaires et à embrasser la circularité en invitant leurs clients à acheter mieux et à prolonger la vie de leur garde-robe.»

Cette seconde main là s’adresse donc effectivement aux « classes supérieures », pour en revenir à l’analyse d’Eve Delacroix-Bastien, « pour lesquelles la consommation de seconde main s’est normalisée » – jusqu’à donner l’idée de créer un marché spécifique, à l’image des (très) jeunes utilisateurs de la plateforme Depop, qui donne dans le vintage parfois (très) rentable et c’est tant mieux pour eux. Evidemment, nous parlons ici beaucoup de mode, mais rien n’empêche de projeter le phénomène dans le design. Ceci dit la question restera la même : quid, dans cette histoire, de l’économie circulaire ? Certes, dans vingt ans votre étagère Billy vaudra peut-être vingt fois son prix, d’autant que vous l’aurez démontée proprement et remontée nickel. Mais d’ici là, vous rangerez où vos livres ?

Illustration : œuvre signée Bouke de Vries (via The White Cube)

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